L'idée du film est venue à l'auteur le jour ou il s'est vu demander de photographier une femme qui venait de mourir. Dans le viseur de son Leica d'avant-guerre, lors du réglage de focale, l'image se dédouble. Ce deuxième visage se disjoignant du premier lui donne l'étrange impression d'être en train de voir l'âme se détacher du corps... De nombreuses années plus tard, "L'étrange affaire Angelica" (l'élaboration du scénario date de 1952) s'inspire de cette expérience. L'histoire, se servant du cinéma pour brûler les frontières entre réalité et fantasmagorie, puise ça et là dans la mémoire, la culture et la sagesse de ce cinéaste de 102 ans dont la maîtrise n'a d'égale que l'immense liberté d'expression.
Elle est si belle, si sereine, vous ne trouvez pas ?
Au tout début, un taxi s'arrête en pleine nuit dans une rue, au pied d'une maison à deux étages battue par la pluie dont le rez-de-chaussée porte l'enseigne d'une boutique de photographe. L'envoyé d'une riche famille cherche quelqu'un pour réaliser le dernier portrait d'une femme morte juste après son mariage. C'est Isaac, jeune photographe et locataire de la pension de Dona Rosa à Régua, seule personne disponible ce soir là qui sera finalement choisi pour cette tache.
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Lorsque la logeuse vient le chercher dans sa chambre, on le voit déchiffrer un poème d'Antero de Quental. Paroles brouillées par le fond sonore d'une radio crachotante et défectueuse, comme si les mots étaient captés depuis une autre dimension de l'espace (On pense à Orphée dans le film de Jean Cocteau écoutant la voix de Cegeste sur une fréquence inconnue) : « Ali, o lirio dos celestes vales / tendo seu fim, terão o seu começo, / para não mais findar, nossos amores … (Là bas, ou le lys des vallées célestes, / se meurt, nos amours traverseront leur commencement / pour ne plus jamais s'achever.) »
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Un "Là-bas" que le héros ne cessera de chercher tout au long de ce qui semble une longue quête intèrieure, guidé par les signes ésotériques qui parsèment les images du récit. Le domaine où vit la famille d'Angélica s'appelle d'ailleurs "Quinta das Portas", ce qui signifie le Domaine des Portes. Une autre porte, ouvrant sur un monde suprasensible, parait être la fenêtre de la chambre d'Isaac, sorte de caméra obscura permettant de traverser les apparences. Dans l'encadrement de la fenêtre inondé de clarté lunaire, les photographies d'Angelica suspendues sur une corde à linge, penchées à l'oblique comme prête à l'envol, préfigurent l'échappée finale. Lorsqu'elles s'animent, petits films incrustés dans le grand, elles révèlent leur dimension cachée. L'immobilité devient mouvement, la mort dissimule la vie. Et l'on pense au dernier vers du poème : « Anges ! / Ouvrez-moi la porte des Cieux, / Car dans ma nuit brille le jour … »
Angelica !
Irrévocablement amoureux après avoir cru voir Angélica revenir à la vie pour lui seul, Isaac ne cesse d'arpenter les lieux qui l'entourent, tout à la fois présent et absent, perdu dans des pensées qui par instant prennent des formes hallucinées à l'image de ces ouvriers maniant la houe, issus d'un autre temps dont les villageois nient l'existence. « J'émettais quelques rèserves à l'idée de filmer un rêve, car la caméra est incapable de filmer les rêves et les pensées. » dit Manoel de Oliveira. De fait, on ne saura jamais vraiment si Isaac rêve ou non car un onirisme latent imprègne toute les scènes, abolissant la frontière entre les deux mondes. Comme si l'espace intérieur du pertsonnage principal s'exfiltrait dans la dimension réelle, à la fois agent perturbateur et vecteur d'un réalisme poétique propice à toutes les visions imaginables. Ainsi les deux amants enlacés traversant la nuit, survolant ville, champs, et cours d'eau, couchés à l'horizontale au-dessus du monde. Un effet qui remonte aux origines du cinéma, évoquant tout autant Méliès, les peintures de Chagall, ou la rêverie amoureuse et érotique de L'Atalante de Vigo.
Angelica !
Cet entremélement de poésie graphique, d'histoire du cinéma, et de réflexion pertinente sur l'image et sa puissance d'évocation illustre parfaitement la démarche d'Oliveira. La combinaison subtile d'un savoir multiple qui ne cède jamais à la démonstration et qui se dérobe à toute explication trop évidente. La déambulation d'un poète de l'image qui, mariant simplicité et émotion, va au-delà de tout ce que l'on pouvait espérer.
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C'est une merveilleuse histoire, d'amour absolu, romantique et surréaliste, diffusant une mélancolie à nulle autre pareille tissée de tristesse et de bonheur. Le moment venu Isaac traversera la mort pour rejoindre à jamais Angelica comme dans "Peter Ibbetson", le film d'Henry Hathaway tourné en 1935. Sous cette douceur ensorcelante, Le film irradie une métaphysique facétieuse, presque enfantine, questionnant la différence entre présent et éternité, certitudes et intuitions, qui se déjoue des barrières de la logique et du rationnalisme. Certains objecteront peut-être que bien des tribulationss restent obscures. La conclusion revient à Manoel de Oliveira : "C'est d'ailleurs ce que j'aime en général au cinéma : une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication."
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